Balade goudronique

Rappel des épisodes précédents :

dans l’épisode 1 nous montrions que le projet d’agrandissement de la RD 1075 coûtait cher au détriment d’autres modes de transport et plus largement d’autres politiques moins nuisibles sur le plan de l’écologie.

De plus, on soulignait que les « aménagements de sécurisation » projetés ne renforçaient pas la sécurité routière, bien au contraire. Dans l’épisode 2 nous montrions que l’analyse de l’accidentalité proposée par le département était faussée : pas de triplement des accidents, aucun élément sur les circonstances des accidents et non prise en compte des spécificités de ce segment de route (sinuosité d’une route de montagne, météo) qui interdisent de la comparer avec l’accidentalité des routes départementales classiques.

Dans l’épisode 3, nous montrions que la neutralité écologique annoncée pour ce projet reposait sur des hypothèse irréalistes d’évolution du trafic. Celles-ci ignorent les études de mobilité, qui constatent que les rajouts de voie de circulation et la hausse de vitesse moyenne entraînent du « trafic induit » qui s’ajoute au trafic constaté jusqu’alors. Le projet se contredit lui-même en affirmant qu’un de ses buts est le développement économique et touristique tout en affirmant qu’il n’y aura pas de hausse de trafic à cette occasion.

Enfin l’épisode 4 soulignait combien l’approche comptable des destructions d’espèces vivantes et des effets en termes de réchauffement climatique était biaisé. Elle ignore nombre d’espèces, minore l’ampleur des nuisances et laisse croire que des espèces végétales rares seraient transplantables ou compensables ailleurs, comme s’il existait de la nature inoccupée et nécessairement accueillante pour les espèces concernées.

Le 16 octobre dernier, Les Lichens organisaient une « Ballade politico-botanique » consacrée à ce qui allait être détruit du côté du vivant à l’occasion des travaux projetés sur les 32km de route qui séparent le Col de Fau du Col de la Croix Haute. Comme l’écrit le Dauphiné Libéré (https://www.ledauphine.com/environnement/2021/10/15/isere-travaux-de-la-rd-1075-dans-le-trieves-une-manifestation-et-un-coup-de-gueule), cette très modeste manifestation sur la voie publique a été l’occasion d’une « coupe de gueule » de l’élue locale, Frédérique Puissat, sénatrice et conseillère départementale de la majorité Iséroise qui porte le projet d’agrandissement de la RD 1075. Les Lichens, paraît-il, « se donnent le droit d’écrire un tissu de mensonge ». Nous n’aurions « aucun respect des institutions ». Mme Puissat ajoutait que « le Trièves ce ne sont pas ces collectifs qui nous privent de toutes les avancées techniques, sécuritaires et sociales, qui détruisent les liens sociaux, qui sont systématiquement contre tout », et concluait par : « ce sont tous les habitants concernés qui seront écoutés et non ceux qui hurlent les plus forts et font régner la terreur. »

Alors que la communication départementale omniprésente nous promettait de construire un avenir aussi radieux (développement économique, attractivité touristique, sécurisation des temps de trajet, baisse du nombre d’accident) qu’hypothétique, nous nous étions dit que la ballade politico-botanique était un contrepoint utile sur ce qui allait être détruit immédiatement et très certainement. Force est de constater que nous n’avons pas été compris-es de Mme Puissat et nous étions habillé.es pour l’hiver.

Voici donc, en prenant le contrepied de nous-même, une ballade goudronique sur les stigmates de l’ancien tracé de la RN 75 qui, à quelques mètres de la RD 1075, jalonnent les futurs travaux d’agrandissement projetés. Alors que la ballade politico botanique accordait, en groupe et sous le soleil, son attention et ses soucis aux plantes et aux animaux. La ballade goudronique proposée ici est le récit photo d’une promenade solitaire et par temps froid et gris, consacré à la quasi imputrescibilité des couches de goudron passées. Car il n’y a pas que le vivant détruit que les aménageurs et les automobilistes n’ont pas le temps de voir, il y a aussi les bassins de ruissellement, les restes de vieilles routes, les animaux percutés, ramassés et brulés par les services de la voirie, les déchets jetés par la portière…

L’idée était la suivante : une route, ce n’est pas seulement ses nuisances présentes et les nuisances futures découlant de son agrandissement (sur la fable que constitue l’argument de la sécurisation, voir épisode 2), c’est aussi une installation tributaire du passé et dont les destructions qu’elle engendrera demain suivront la pente des destructions qui l’ont engendrée. Le dossier d’enquête publique, que si peu d’habitant-es pourront lire en seulement un mois, est amnésique de toute l’histoire de cette route, notamment ses réaménagements antérieurs dont procèdent les velléités de réaménagement actuelles.

Non seulement les réaménagements passés (1966 et 1974) ont déjà été la cause de destructions de terres fertile, d’arbres, de plantes, d’insectes et d’habitats pour des mammifères, des oiseaux, des reptiles, des batraciens... Mais une certaine doctrine de la circulation routière de l’époque perdure sous la forme de comportements routiers actuels, qui deviennent les prétextes du nouveau projet de réaménagement justifié par une supposée dangerosité de la fameuse route.

Avant 1974, celle-ci était une route de montagne, et comme la plupart des routes de montagne, elle était sinueuse. Voici côte-à-côte une portion de 1950 et le tracé d’après 1974 :

carte1.................carte2

La question des dépassements ne se posait pas parce qu’il n’y avait quasiment pas de lignes droites ou de grandes courbes offrant assez de visibilité pour dépasser. Exemple (Entre Clelles et le Percy) :

route1

Les rectifications de virage ont créé la possibilité de rouler plus vite et de dépasser. Soit en installant la route sur d’énormes talus qui comblent des vallons (arrivée sur Le Percy, en venant du nord) :

route2

Soit en creusant des tranchées dans les plis de la montagne. Ici, l’ancienne route part à droite pendant que la nouvelle coupe en deux le hameau des BLancs :

route3

Ou bien encore ici, où le dépassement est autorisé (montée vers Les Blancs, en venant du sud) :

route4

Dans d’autres cas, l’intervention implique un creusement sur un seul côté. Ici, le virage plus serré sur l’ancienne route (à gauche) a été adouci et le dépassement est devenu possible (au sortir de Clelles, en venant du nord) :

route5

Parfois la création d’une quasi ligne droite implique des destructions moins importantes, ici entre Saint Maurice et Lalley :

route6

La montagne a été grattée sur une trentaine de mètres au niveau de l’empierrement, en face le large bas-côté rappelle la courbure d’origine de cette partie de route.

Les solutions de l’époque pour réduire le temps de parcours ont créé les comportements d’aujourd’hui en termes de hausse de la vitesse et de prise de risque pour dépasser. Cette route est devenue permissive, elle encourage à accélérer et à doubler. Rien ne démontre qu’il y a plus d’accidents graves qu’ailleurs, mais nombre d’usager-es régulier-es de cette route ont déjà connu une situation où iels ont eu le sentiment d’avoir frôlé l’accident.

Pour une route de 7 mètres de large, ce sont des tranchés de 30 mètres de large au sommet, et des talus de 20 à 40 mètres de large à leur base qui ont été créés. Non seulement ils ont défiguré le paysage, mais les creusements de tranchés ont créé des corridors qui bouchent la vue sur le paysage alors même qu’on nous vante aujourd’hui l’intérêt touristique et pittoresque de cette route. Aujourd’hui, en divers endroit, voir la montagne depuis la route et voir la route depuis la montagne revient à voir la laideur de la roche taillée à vif et de la végétation rasée de près.

Paradoxalement, c’est l’ancien tracé, sur lequel on ne pouvait pas rouler vite, qui donne à voir des points de vue intéressants et une vision panoramique sur la montagne et la vallée puisque la route suivait à peu près les courbes de niveau et tournait assez souvent. Exemples de ce qu’on voyait depuis la route avant 1974 :

route7

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En 1966 et en 1974, on ne nous servait pas la fable des transplantations d’espèce et des compensations carbone pour rendre acceptable des travaux permettant l’accroissement de la vitesse de circulation et du trafic routier. Mais outre cette fable du projet actuel que nous avons réfuté, celui-ci reste muet sur un point que le vieux tracé de la national nous met sous les yeux : que deviennent les morceaux de bitume condamné par les modifications de la route ? Jusqu’ici il est resté en place, sans aucun souci de dépollution (ici en venant de Clelles et en direction de Longefond) :

route10

Le bitume est partiellement recouvert par des végétaux sur les bas-côtés, les feuilles mortes s’agglomèrent et se décomposent en plaque d’humus qui laissent pousser de façon clairsemée quelques plantes saisonnières. Mais la couche de bitume est très proche en dessous, elle est à peine fractionnée et rien ne pousse durablement dans le lit de la route. Des sapins de 2 mètres est ce qu’on a vu de plus haut.

route11

Certains segments de l’ancienne route servent encore parfois pour la desserte locale. Le peu de trafic suffit à chasser la terre et les végétaux pour révéler la résistance du bitume au temps. Par exemple et sortant du hameau de Casseyre :

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Les aménageurs ont pris soin de barrer les entrées des segments désaffectés. Lorsque des segments ont été déclassé en chemin de déserte, les aménageurs ont pris soin de scalper la couche de goudron sur une vingtaine de mètre, afin que les automobilistes de la RD 1075 ne les confondent pas avec les autres routes goudronnées avoisinantes. L’unique effort de dépollution n’a donc été fait que pour éviter que des automobilistes se trompent de route.

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Ces bouts de route, certains restés dans le domaine public, d’autres vendus à des particuliers, servent parfois de dépotoir :

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La visite goudronique nous renseigne donc sur le poids des destructions passées, non compensées et non compensables qui sont à ajouter au bilan de la route actuelle et du projet d’agrandissement, car personne n’aurait jugé utile de créer des créneaux de dépassement si la route était restée ce qu’elle était avant les travaux de 1966 et 1974.